20/09/2016

Être transclasse et quelques réflexions sur ma mère

Je ne suis pas une transclasse mais ma mère, fille d'ouvriers immigrés et retraitée de l'éducation nationale, l'est. En vieillissant, elle s'est considérablement droitisée et tient un discours de plus en plus réactionnaire, ce qui me rend triste. Elle aime aussi renier, en quelque sorte (le mot est un peu trop fort peut-être) beaucoup de choses qu'elle a aimées, ou qui ont fait partie d'elle ; parmi celles-ci, le fait d'être issue des classes populaires. Regarder cette interview d'Edouard Louis, un auteur dont je n'ai toujours rien lu, m'a fait repenser à tout ça. Ce qui m'a intéressée :

- l'idée de la culture comme moyen d'exclusion (tellement ce qu'elle fait, sans s'en rendre compte d'ailleurs) ; 
- les livres qui veulent faire taire (elle va dire de telle auteure, "elle sait écrire, elle est agrégée de lettres classiques...", comme si c'était le critère de la qualité littéraire) ; pour elle, il faut être en admiration culturelle/artistique (devant certains produits) mais surtout ne rien faire soi-même, ne rien essayer et donc se taire ; d'ailleurs, elle s'est toujours tue, pensant que ce qu'elle pourrait dire n'a aucun intérêt. En cela, elle a trop bien intégré les consignes oppressantes du groupe majoritaire ;
- le besoin de se reconnaître, quand on est minoritaire, dans les livres que l'on lit ou dans les auteurs qui les produisent ; 
- le mensonge qui se drape du manteau de la vérité, en particulier (mais pas seulement) dans le discours politique ;
- l'idée bourdieusienne selon laquelle la bourgeoisie, pour se distinguer, cherche à nier les besoins essentiels, liés au corps, en les cachant et les parant d'atours ; ça m'a fait penser à cette scène géniale du Fantôme de la liberté ou les bourgeois se cachent pour manger mais vont aux toilettes en public.

Evidemment, on pourrait voir une sorte de paradoxe chez Edouard Louis (le paradoxe du transclasse ?) : les gens des classes populaires n'ont pas vraiment le temps de lire Bourdieu parce qu'ils sont pris par la nécessité de travailler pour satisfaire leurs besoins jugés "grossiers" ; et quand ils ont enfin fini de travailler, ils ont peut-être envie de se reposer, et pas de lire un truc assez prise de tête (ce n'est pas un jugement de valeur ; Bourdieu c'est très intéressant, mais un peu aride quand même ; je veux dire que ce n'est pas un truc à lire quand on est crevé). Lire Bourdieu est-il un privilège de nanti, ou de semi-nanti ? Je ne cherche pas à provoquer en disant cela.

Je n'ai jamais demandé à ma mère ce qu'elle pensait d'Edouard Louis (si elle n'a sans doute pas lu ses livres, elle a certainement entendu parler de lui). Je suis à peu près sûre qu'elle n'aime pas ou n'est pas intéressée. En tout cas, elle a une vision assez négative de ma chère Annie Ernaux. Je crois qu'elle pense que ce n'est "pas de la littérature".  

15/09/2016

Être Charlie ou pas

"Être Charlie" est devenu une expression dont le sens serait, si je comprends bien, "être pour la liberté d'expression, contre la censure". Elle est utilisée tous azimuts et à tout bout de champs, par un peu n'importe qui, y compris des gens qui, par ailleurs, semblent se soucier assez peu de liberté, justement, encore moins d'égalité ou de fraternité.

Récemment, Charlie Hebdo a encore publié un dessin qui a fait scandale, pas sur un sujet religieux mais à propos du tremblement de terre qui a touché le centre de l'Italie le 24 août dernier. Ce dessin semble avoir choqué des gens qui, peut-être, n'avaient pas été gênés par d'autres dessins, à caractère raciste par exemple. On remarquera en passant les indignations à géométrie variable de certains.

Les caricatures de Charlie Hebdo sont rarement drôles, souvent insultantes à divers titres (racistes, sexistes...). Il paraît que c'est du second degré. Les gens de CH sont tellement intelligents et incompris, ceux qui les critiquent sont juste des cons sans humour. Mais quel est l'intérêt d'offenser des victimes ? Est-ce que l'humour satirique doit être de l'humour de bully ?

J'ai été horrifiée par le massacre de la rédaction de CH. Je me suis demandé comment on avait pu en arriver là. Depuis, j'ai vraiment du mal à les apprécier, à apprécier leur travail. Il y a non seulement les dessins mais aussi cet éditorial* qui fait froid dans le dos (très bien analysé ici). Je me sens vraiment mal à l'aise par rapport à ce journal ; leur façon de clamer l'incompréhension du monde à leur égard me fait penser aux tenants de la laïcité "dure" qui, tel notre premier ministre et honte internationale Manuel Valls, adorent expliquer à "nos amis américains" qu'ils n'ont pas compris la laïcité à la française, ce truc tellement génial que le monde entier devrait nous envier et qui permet de verbaliser des femmes habillées à la plage, parce qu'en France "les femmes sont libres".

*Vous pouvez lire ici la traduction anglaise de l'éditorial de Riss du 30 mars 2016. Je ne trouve pas l'original en ligne, mais il est largement cité dans la critique d'Acrimed liée plus haut.