Je ne suis pas une transclasse mais ma mère, fille d'ouvriers immigrés et retraitée de l'éducation nationale, l'est. En vieillissant, elle s'est considérablement droitisée et tient un discours de plus en plus réactionnaire, ce qui me rend triste. Elle aime aussi renier, en quelque sorte (le mot est un peu trop fort peut-être) beaucoup de choses qu'elle a aimées, ou qui ont fait partie d'elle ; parmi celles-ci, le fait d'être issue des classes populaires. Regarder cette interview d'Edouard Louis, un auteur dont je n'ai toujours rien lu, m'a fait repenser à tout ça. Ce qui m'a intéressée :
- l'idée de la culture comme moyen d'exclusion (tellement ce qu'elle fait, sans s'en rendre compte d'ailleurs) ;
- les livres qui veulent faire taire (elle va dire de telle auteure, "elle sait écrire, elle est agrégée de lettres classiques...", comme si c'était le critère de la qualité littéraire) ; pour elle, il faut être en admiration culturelle/artistique (devant certains produits) mais surtout ne rien faire soi-même, ne rien essayer et donc se taire ; d'ailleurs, elle s'est toujours tue, pensant que ce qu'elle pourrait dire n'a aucun intérêt. En cela, elle a trop bien intégré les consignes oppressantes du groupe majoritaire ;
- le besoin de se reconnaître, quand on est minoritaire, dans les livres que l'on lit ou dans les auteurs qui les produisent ;
- le mensonge qui se drape du manteau de la vérité, en particulier (mais pas seulement) dans le discours politique ;
- l'idée bourdieusienne selon laquelle la bourgeoisie, pour se distinguer, cherche à nier les besoins essentiels, liés au corps, en les cachant et les parant d'atours ; ça m'a fait penser à cette scène géniale du Fantôme de la liberté ou les bourgeois se cachent pour manger mais vont aux toilettes en public.
Evidemment, on pourrait voir une sorte de paradoxe chez Edouard Louis (le paradoxe du transclasse ?) : les gens des classes populaires n'ont pas vraiment le temps de lire Bourdieu parce qu'ils sont pris par la nécessité de travailler pour satisfaire leurs besoins jugés "grossiers" ; et quand ils ont enfin fini de travailler, ils ont peut-être envie de se reposer, et pas de lire un truc assez prise de tête (ce n'est pas un jugement de valeur ; Bourdieu c'est très intéressant, mais un peu aride quand même ; je veux dire que ce n'est pas un truc à lire quand on est crevé). Lire Bourdieu est-il un privilège de nanti, ou de semi-nanti ? Je ne cherche pas à provoquer en disant cela.
Je n'ai jamais demandé à ma mère ce qu'elle pensait d'Edouard Louis (si elle n'a sans doute pas lu ses livres, elle a certainement entendu parler de lui). Je suis à peu près sûre qu'elle n'aime pas ou n'est pas intéressée. En tout cas, elle a une vision assez négative de ma chère Annie Ernaux. Je crois qu'elle pense que ce n'est "pas de la littérature".
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