30/07/2011

If the world could write by itself, it would write like Tolstoy

En ce moment je lis Guerre et Paix, dans la traduction de Richard Pevear et Larissa Volokhonsky -- j'en suis seulement à la page 80, alors souhaitez-moi bon voyage.

La phrase que j'ai choisie en titre de ce billet est d'Isaac Babel, je la trouve très belle. Je l'ai découverte dans la préface de Richard Pevear, à laquelle elle est mise en exergue. Cette préface est très intéressante et donne carrément envie de lire le texte qui la suit (comme ce n'est pas toujours le cas, ça vaut la peine de le dire).
Pour l'instant, Guerre et Paix me plaît beaucoup. Ce passage m'a ravie, par exemple.

The German tutor tried to memorize all the kinds of dishes, desserts, and wines, in order to describe everything in detail in his letter to his family in Germany, and was quite offended that the butler with the napkin-wrapped bottle bypassed him. The German frowned, trying to show by his look that he did not even wish to have this wine, but was offended because no one wanted to understand that the wine was necessary for him, not in order to quench his thirst, nor out of greed, but out of a conscientious love of knowledge. (chapitre XV de la première partie)

J'avais aussi envie de signaler, pour ceux qui s'intéressent à ce genre de choses, le très beau documentaire de Vadim Jendreyko sur la traductrice Svetlana Geier, La femme aux cinq éléphants. Un des meilleurs films de tous les temps, avec Soy Cuba (vous pouvez ajouter à la liste le Peau d'Âne de Jacques Demy, auquel je voue une passion coupable et incomprise de tous).

[Edit pour ceux qui aimeraient voir ce film : c'est possible au cinéma en France, consultez ce site pour faire une recherche de salle ; il y a aussi un DVD (code 0) que l'on peut acheter ici, il coûte 29,50 francs suisses (sans les frais de port), est sous-titré en français, anglais, allemand, portugais, italien, espagnol, russe et polonais (c'est énorme). Enfin, le distributeur français, Nour Films, annonce une édition pour le mois de septembre, avec des tas de bonus.]

Et aussi : John E. Woods explique dans cet article qu'il a pleuré en traduisant la fin de Joseph et ses frères de Thomas Mann, selon lui "the most beautiful thing Mann ever did". Ça donne très envie, d'autant  que La montagne magique est déjà un des plus beaux romans qui soient. (via Love German Books)

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Sur ce, je me retire dans ma tour où, drapée dans une couverture violette de Parme, je lirai Tolstoï en buvant du Lapsang Souchong.

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{Tolstoy, Leo, War and Peace, translated, annotated and introduced by Richard Pevear and Larissa Volokhonsky, 2007 -- Voyná i mir, 1869}

13/07/2011

Je jouirai de ma joie en verger ou chambre

Cela fait quelques années que je suis intriguée par la sextine "ongle et oncle" d'Arnaut Daniel, que j'ai découverte en lisant l'exquise (et injustement méconnue) trilogie d'Hortense de Jacques Roubaud. Pour ceux qui ne connaissent pas ladite trilogie, je crois que cela vaut vraiment la peine de se ruer chez le libraire (prenez en même temps Le Chevalier silence, du même auteur) ; à une certaine époque, j'ai dû offrir La belle Hortense des dizaines des fois, avec un espoir quasi évangélique.*

Mais revenons à mes moutons [beeeh] et à Arnaud Daniel, né au XIIe siècle dans le Périgord ; Arnaut était troubadour et écrivait en occitan, une langue magnifique que j'aimerais connaître et qui, c'est un peu triste, n'a pas très bien résisté au rouleau compresseur du français. Il a  donc inventé la sextine, forme poétique composée de six strophes (ou coblas) de six vers, terminés par six mots-rimes qui avancent et reculent au cours du (long) poème, selon un système de permutation dit escargotique ou en spirale.


A B C D E F
F A E B D C
C F D A  B E
E C B F A D
D E A C F B
B D F E C A


La sextine (ou canso, c'est comme ça qu'Arnaut l'appelait, le mot "sextine" étant venu plus tard) se termine généralement par une tornada, envoi de trois vers reprenant les six mots-rimes.


Voici la première et la dernière coblas de la canso d'Arnaut, dans deux traductions différentes.


La ferme volonté qui au cœur m’entre         
ne peut ni langue la briser ni ongle               
de médisant qui perd à mal dire son âme   
n’osant le battre de rameau ni de verge    
sinon en fraude là où je n’ai nul oncle         
je jouirai de ma joie en verger ou chambre 

(traduction de Jacques Roubaud)                


Ainsi s'empreint et se fait ongle
Mon cœur en elle comme écorce en la verge
Car de joie elle m'est tour, palais si bien que chambre,
Et tant n'aime frère ni parent ni oncle.
Alors en Paradis joie double aura mon âme,
Si homme jamais pour bien aimer n'y entre. 
      
(traduction de Charles Albert Cingria) 

C'est mystérieux, incestueux, angoissant et assez érotique, enfin c'est l'impression que ça me fait. Peut-être même que ça pourrait en mettre certains mal à l'aise. Au cas improbable où vous auriez envie de lire la suite, vous pouvez le faire ici. Si vous voulez en savoir plus, Pierre Lartigue a compilé, dans L'Hélice d'écrire, des tas de sextines provenant de lieux et d'époques variés.

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*Hortense, créature désarmante et brillante étudiante en philosophie, vit de folles péripéties aves six princes jumeaux originaires de Poldévie, des chats, des poneys, des adolescentes rousses et des organistes. Dans le premier tome de ses aventures, elle travaille sur son mémoire de maîtrise à la bibliothèque (Hortense est une pré-Bologne), est enlevée dans le deuxième et part en voyage dans le troisième. Dit comme ça, ça n'a l'air de rien mais, en fait, c'est fabuleux autant que charmant, et si ces livres étaient des gâteaux ils seraient aussi délicieux qu'une tarte à la rhubarbe rose et acidulée.

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{Lartigue, Pierre, L'Hélice d'écrire, 1994}
{Roubaud, Jacques, Le Chevalier silence, 1997}
{Roubaud, Jacques, La belle Hortense, 1985}
{Roubaud, Jacques, L'Enlèvement d'Hortense,1987}
{Roubaud, Jacques, L'Exil d'Hortense, 1990}