David Gilmour est un écrivain canadien dont une interview récente pour le magazine en ligne Hazlitt a déclenché des vagues de protestation indignée. Je n'avais jamais entendu parler de lui et j'avoue n'avoir pas plus envie que ça de le lire, même si je partage son amour d'À la recherche du temps perdu. Au-delà de son absence d'intérêt pour les femmes écrivains en général (mis à part Virginia Woolf), ou les écrivains canadiens en général (mis à part lui-même), je suis surtout gênée par son manque de modestie et son ton péremptoire et peu nuancé. C'est amusant de penser que l'académie Nobel vient, à sa façon, de lui envoyer un soufflet en couronnant cette année une Canadienne.
La liste des quarante et un livres qu'il devrait lire, publiée ici, a été compilée par Roxane Gay, qui l'envisage comme une sorte de réponse aux déclarations fracassantes du romancier sexagénaire. Pourquoi ne pas la prendre comme programme de lecture pour l'année prochaine, par exemple ? Cela ferait un beau défi de lecture sous contrainte.
Puisqu'on en est aux déclarations fracassantes, parlons un peu d'un champion hors catégorie dans cette discipline : Sir "Vidia" Naipaul, auteur anglo-trinidadien d'origine indienne et prix Nobel de littérature 2001, célèbre pour son talent littéraire, son arrogance et son cynisme. Lui aussi trouve qu'aucune femme écrivain ne lui arrive à la cheville (décidément), et bat à plate couture David Gilmour dans le domaine de la provocation retentissante, comme on peut s'en rendre compte en faisant quelques recherches sur lui, à l'instar de la cinéaste sud-africaine Gillian Schutte, qui reçut le grand homme chez elle pour un dîner improvisé et tira de cette mémorable soirée un très chouette compte rendu, que je vous conseille vraiment de lire.
J'ai même fini par en acheter une copie. In a Free State est un livre à la forme hybride, mal définie, puisqu'on pourrait aussi bien le décrire comme un recueil de nouvelles de longueurs variables, dont la plus longue, intitulée In a Free State, atteint la dimension d'un court roman, que comme un roman fragmentaire et désarticulé, dont les chapitres, hormis le premier et le dernier, mettent en scène des personnages différents dans des lieux différents, qui n'ont a priori rien à voir entre eux.
Je lis donc la première nouvelle (ou le récit cadre) d'In a Free State, The Tramp at Piraeus. Je trouve que c'est magnifiquement bien écrit (mais ça, tout le monde, détracteurs et admirateurs, est d'accord pour dire que Sir Vidia écrit trop bien), très fin, très bien raconté, avec, en effet, quelque chose d'un peu méchant dans la façon de considérer les personnages, de parler d'eux. Un manque d'empathie, peut-être ? Mais j'ai envie de continuer parce que c'est vraiment intéressant (dans le genre "j'ai du mal à reposer le livre"). Je passe à la deuxième nouvelle, One among too Many ; là, je suis épatée. Remuée par la voix de Santosh, ce cuisinier, ce domestique comme il se décrit lui-même, qui quitte l'Inde avec son riche patron pour aller vivre à Washington. Le récit de son voyage en avion (il n'a encore jamais pris l'avion) vaut son pesant d'or ; l'arrivée dans la grande ville étrangère, la perte des repères, les sentiments d'exil, d'angoisse, de déracinement sont tellement bien décrits que j'en ai le cœur serré. Et il y a ce détail fabuleux : Santosh, qui ne sort que pour aller au supermarché, passe beaucoup de temps à regarder la télévision ; c'est donc à travers la publicité qu'il découvre les Américains, occupés à récurer leurs maisons dans des pubs pour détergents, si tant bien est que lorsqu'il voit des Américains blancs dans la rue, il se demande s'ils sont là "entre deux pubs".
Le récit (ou chapitre) central, In a Free State, me pose pas mal de problèmes dans la mesure où, effectivement, il se caractérise par un sentiment de cynisme, de mépris et de danger qui me met mal à l'aise. Il se passe en Afrique de l'est, dans un pays non identifié de la région des Grands Lacs (probablement l'Ouganda), et raconte le périple de deux fonctionnaires coloniaux anglais qui rejoignent en voiture leur compound, alors que le pays autour d'eux s'enflamme et entre dans la violence. Il n'y a pas une goutte d'empathie ou de cœur dans ce texte plein de fiel, où tout le monde est profondément antipathique et corrompu. Aucune foi en l'humanité.
Malgré tout, j'ai quand même envie de continuer à lire du Naipaul (peut-être, d'abord, Miguel Street). Sans doute que, comme l'écrit Geoffrey Wheatcroft dans cet essai, "we should by now have gotten over the adolescent idea that great creative artists are necessarily lovable people with heartwarming opinions".
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On a completely unrelated note, je vous signale ce super article de Laila Lalami à propos de The Childhood of Jesus, le dernier roman de Coetzee (que j'ai lu et adoré, j'en parle brièvement ici) ; dans un tout autre registre, des photos du sud de la Chine qui donnent envie de voyager. Enfin, j'ai passé un très bon moment à lire ce génialement drôle billet sur les photos d'écrivains dans la presse (fou rire garanti). Et puis je suis aussi fascinée par ce blog, qui m'a permis de découvrir l'éditorialiste Thomas Friedman, un type un peu dans le genre de David Gilmour pour ce qui est du ton péremptoire et de la confiance en soi écrasante (jugez-en plutôt).
Puisqu'on en est aux déclarations fracassantes, parlons un peu d'un champion hors catégorie dans cette discipline : Sir "Vidia" Naipaul, auteur anglo-trinidadien d'origine indienne et prix Nobel de littérature 2001, célèbre pour son talent littéraire, son arrogance et son cynisme. Lui aussi trouve qu'aucune femme écrivain ne lui arrive à la cheville (décidément), et bat à plate couture David Gilmour dans le domaine de la provocation retentissante, comme on peut s'en rendre compte en faisant quelques recherches sur lui, à l'instar de la cinéaste sud-africaine Gillian Schutte, qui reçut le grand homme chez elle pour un dîner improvisé et tira de cette mémorable soirée un très chouette compte rendu, que je vous conseille vraiment de lire.
I click on a few Google articles about Naipaul. Golly gee. He appears to have been accused of dimensions of vitriol such as I have never heard before. He has been charged with everything from wife-beating, a predilection for anal sex to disproportionate nastiness. His writing has been lauded as anti-black and he has been known to refer to Africans as wogs.
J'ai même fini par en acheter une copie. In a Free State est un livre à la forme hybride, mal définie, puisqu'on pourrait aussi bien le décrire comme un recueil de nouvelles de longueurs variables, dont la plus longue, intitulée In a Free State, atteint la dimension d'un court roman, que comme un roman fragmentaire et désarticulé, dont les chapitres, hormis le premier et le dernier, mettent en scène des personnages différents dans des lieux différents, qui n'ont a priori rien à voir entre eux.
Je lis donc la première nouvelle (ou le récit cadre) d'In a Free State, The Tramp at Piraeus. Je trouve que c'est magnifiquement bien écrit (mais ça, tout le monde, détracteurs et admirateurs, est d'accord pour dire que Sir Vidia écrit trop bien), très fin, très bien raconté, avec, en effet, quelque chose d'un peu méchant dans la façon de considérer les personnages, de parler d'eux. Un manque d'empathie, peut-être ? Mais j'ai envie de continuer parce que c'est vraiment intéressant (dans le genre "j'ai du mal à reposer le livre"). Je passe à la deuxième nouvelle, One among too Many ; là, je suis épatée. Remuée par la voix de Santosh, ce cuisinier, ce domestique comme il se décrit lui-même, qui quitte l'Inde avec son riche patron pour aller vivre à Washington. Le récit de son voyage en avion (il n'a encore jamais pris l'avion) vaut son pesant d'or ; l'arrivée dans la grande ville étrangère, la perte des repères, les sentiments d'exil, d'angoisse, de déracinement sont tellement bien décrits que j'en ai le cœur serré. Et il y a ce détail fabuleux : Santosh, qui ne sort que pour aller au supermarché, passe beaucoup de temps à regarder la télévision ; c'est donc à travers la publicité qu'il découvre les Américains, occupés à récurer leurs maisons dans des pubs pour détergents, si tant bien est que lorsqu'il voit des Américains blancs dans la rue, il se demande s'ils sont là "entre deux pubs".
Le récit (ou chapitre) central, In a Free State, me pose pas mal de problèmes dans la mesure où, effectivement, il se caractérise par un sentiment de cynisme, de mépris et de danger qui me met mal à l'aise. Il se passe en Afrique de l'est, dans un pays non identifié de la région des Grands Lacs (probablement l'Ouganda), et raconte le périple de deux fonctionnaires coloniaux anglais qui rejoignent en voiture leur compound, alors que le pays autour d'eux s'enflamme et entre dans la violence. Il n'y a pas une goutte d'empathie ou de cœur dans ce texte plein de fiel, où tout le monde est profondément antipathique et corrompu. Aucune foi en l'humanité.
Malgré tout, j'ai quand même envie de continuer à lire du Naipaul (peut-être, d'abord, Miguel Street). Sans doute que, comme l'écrit Geoffrey Wheatcroft dans cet essai, "we should by now have gotten over the adolescent idea that great creative artists are necessarily lovable people with heartwarming opinions".
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On a completely unrelated note, je vous signale ce super article de Laila Lalami à propos de The Childhood of Jesus, le dernier roman de Coetzee (que j'ai lu et adoré, j'en parle brièvement ici) ; dans un tout autre registre, des photos du sud de la Chine qui donnent envie de voyager. Enfin, j'ai passé un très bon moment à lire ce génialement drôle billet sur les photos d'écrivains dans la presse (fou rire garanti). Et puis je suis aussi fascinée par ce blog, qui m'a permis de découvrir l'éditorialiste Thomas Friedman, un type un peu dans le genre de David Gilmour pour ce qui est du ton péremptoire et de la confiance en soi écrasante (jugez-en plutôt).