Paul Valéry appartient probablement à l'interminable catégorie des auteurs pas lus (selon cet article (d'ailleurs plutôt pas mal), Doris Lessing en ferait aussi partie, ce qui est un peu dommage). À vrai dire, j'admets lire ce cher Paul assez rarement, voire pas du tout, mais j'ai eu une période intense, et je continue à apprécier l'auteur du Cimetière marin, ce long poème dont, peut-être, vous connaissez le premier vers :
Ce toit tranquille, où marchent des colombes, [...]
Pour ceux qui s'intéressent à ces petites choses obscures et sans importance, ledit premier vers (qu'on peut aussi appeler, si on est un vrai snob, incipit) est souvent donné comme exemple de métaphore in absentia (c'est-à-dire une métaphore dont le terme comparé, le thème, est absent). Je vous laisse deviner l'identité du thème, d'accord ? Mais comme c'est hyperfacile, il n'y aura pas de récompense.
Bref, Paul écrivait une poésie assez précieuse, un peu hermétique, bourrée de mots difficiles et de métaphores compliquées, éventuellement filées (je sens déjà que vous l'adorez). Ce n'est pas très étonnant, puisqu'il fut influencé par Mallarmé et les symbolistes. Aujourd'hui, j'aimerais parler de son poème La Pythie, en commençant par cet extrait :
[...] mots écumants,
donts les éclats hachent ma langue
que j'ai lu pour la première fois dans un livre génial d'Agnès Rosenstiehl, adorée auteure de la série des Mimi Cracra, de Paris-Pékin par le transsibérien et du Français en liberté, ouvrage illustré charmant et utopique détaillant la visite de deux enfants au musée des tropes (vraiment sympa, ce musée).
La Pythie raconte, en 23 dizains d'octosyllabes (ce qui fait quand même 230 vers et 1840 syllabes, un peu indigeste donc), un épisode de transe dans la vie de cette pauvre femme, la Pythie, qui était donc prêtresse et oracle au temple d'Apollon de Delphes (un très bel endroit, d'ailleurs -- dans un souci d'exactitude, j'aimerais souligner le fait qu'il y eut de nombreuses pythies et non pas une seule, mais par commodité (bouh) on parle toujours d'elles au singulier. Vous pouvez lire l'article de Wikipedia ici si vous désirez en savoir plus).
Pavlos, le héros de La langue maternelle (roman de Vassilis Alexakis), se prend de curiosité pour l'Σ qui était inscrit à l'entrée de ce temple, et dont personne ne connaît la signification. Ça le perturbe tellement qu'il fait des listes de mots commençant par Σ... (personnellement, j'adore faire des listes de mots de trois lettres ou d'adjectifs contenant uniquement la lettre a, par exemple -- c'est une occupation peu fructueuse, mais qui me procure un certain bonheur).
Quand on est oracle, forcément, on a souvent l'occasion d'être en transe. La Pythie officiait dans un petit espace carré et peu profond, à l'intérieur du temple, appelé adyton. Elle mâchait des feuilles de laurier et se faisait des fumigations de farine d'orge, certainement pour se mettre dans l'état approprié. Si vous avez envie d'essayer (parce que vous êtes déprimé ou en panne d'inspiration, par exemple), la farine d'orge se trouve facilement dans toute bonne épicerie bio. Prenez-la complète, peut-être deviendrez-vous alors, comme elle :
[empyreume, nom masculin : odeur, goût âcre, désagréable d'une substance organique soumise à l'action d'un feu vif -- définition du Trésor de la langue française].Étourdie, ivre d'empyreumes
Héraclite dit, en effet, que les oracles de la Pythie ne cachent ni ne dévoilent rien, mais qu'ils signifient (souvent, j'aimerais bien signifier un peu plus).
Dans La langue maternelle, Pavlos rencontre un épigraphiste qui lui raconte l'histoire suivante :
Cela ouvre un certain nombre de perspectives, par exemple l'étude de la géométrie comme méthode d'évasion thérapeuthique. J'y songe sérieusement.Vous connaissez peut-être le conseil que la Pythie a donné aux habitants de Délos, qui avaient différents ennuis. Elle leur a dit de doubler le volume de l'autel d'Apollon qui se trouvait dans leur île. La duplication du cube est un problème de géométrie extrêmement difficile... On ne le résoud pas en multipliant par deux ses dimensions... La Pythie a fourni aux Déliens une occupation pour qu'ils cessent de ressasser leurs malheurs.
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{Illustration : John Collier, Priestess of Delphi, 1891, Art Gallery of South Australia, Adelaide}
{Alexakis, Vassilis, La langue maternelle, 1995}
{Valéry, Paul, "La Pythie", in Charmes, 1922}
{Rosenstiehl, Agnès, Le français en liberté, 1983}