Si Caro Diario n'est pas mon film favori de Nanni Moretti, il n'est quand même pas mal du tout. La partie que je préfère (c'est un film en trois parties) est celle de la tournée dans les îles Éoliennes, où Nanni M., accompagné d'un ami érudit (un certain Gerardo qui s'est retiré à Lipari pour étudier l'Ulysse de James Joyce), recherche désespérément un havre de paix propice au travail. Lipari se révélant trop bruyante, les deux compères vont d'abord à Salina, île d'apparence inoffensive où les enfants uniques ont pris le pouvoir et interceptent toutes les communications téléphoniques et où Gerardo se prend d'une passion coupable et dévorante pour les telenovelas et les séries américaines, en particulier Amour, gloire et beauté (The Bold and the Beautiful en VO), puis à Stromboli, où ils sont accueillis par un maire passablement mégalomane et gravissent le célèbre volcan. Ils font ensuite une brève escale à Panarea, dont l'ambiance jet-set décadente les fait fuir dès leur sortie du bateau (Benvenuti a Panarea, leur souhaite de sa voix insupportablement onctueuse une svelte blonde armanienne, sans doute event organiser de profession, qui prépare une fête célébrant le mauvais goût où Helmut Berger viendra in mutande (en slip)). La croisière se termine à Alicudi, île rude et sans commodités où vivent des sortes de moines antiberlusconiens qui décrivent les Italiens comme "un des peuples les plus vulgaires du monde"* et s'éclairent à la bougie.
Gerardo, qui en vrai intellectuel transalpin parle couramment latin, n'hésite pas à citer le poète élégiaque romain Tibulle pour justifier son goût immodéré des séries.
Gerardo, qui en vrai intellectuel transalpin parle couramment latin, n'hésite pas à citer le poète élégiaque romain Tibulle pour justifier son goût immodéré des séries.
Quam juvat inmites ventos audire cubantem [comme on aime entendre les vents sauvages alors qu'on est couché] (la traduction vient de là)J'aime bien cette idée, qui me fait penser à des vers d'un autre poète latin, Lucrèce, dans De Rerum Natura
Suave, mari magno turbantibus aequora ventis, e terra magnum alterius spectare laborem; non quia vexari quemquast jucunda voluptas, sed quibus ipse malis careas quia cernere suavest.[Quand les vents font tourbillonner les plaines de la mer immense, il est doux de regarder de la terre ferme le grand effort d'autrui ; non parce que le tourment de quelqu'un est un plaisir agréable mais parce qu'il est doux de discerner les maux auxquels on échappe soi-même] (traduction prise ici)
Ce que je comprends, c'est qu'on peut avoir du plaisir à regarder des choses bouleversantes et, même, la souffrance d'autrui si on a la chance d'être à l'abri, confortablement assis dans un fauteuil. C'est une idée voisine de la Schadenfreude, un mot allemand qui désigne un sentiment de joie honteuse provoqué par le malheur d'autrui et qui s'emploie beaucoup en anglais. Ce qui me permet de rebondir élégamment (hop hop) sur le fait que Gerardo, homme de goût s'il en est, aime non seulement The Bold and the Beautiful, Joyce et Tibulle, mais encore Hans Magnus Enzensberger, philosophe allemand contemporain dont le nom a une sonorité délicieusement apte à sa qualité (un peu comme la piscine d'Ixelles, qui se trouve rue de la Natation).
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*Gli Italiani sono uno dei popoli più condizionati e volgari del mondo
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l'arrivée à Panarea
Alicudi
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{Titus Lucretius Carus/Lucrèce, De Rerum Natura -- De la nature des choses}
{Albius Tibullus/Tibulle, Livre I, Elégie I}
{Caro diario/Journal intime, Nanni Moretti, 1993, Italie-France}