Il y a déjà quelques temps, j'ai voulu lire la Correspondance de Goethe avec une enfant de Bettina von Arnim (née Brentano), ce qui est en soi une idée un peu saugrenue (dans la mesure où personne, à part peut-être un dix-neuviémiste distingué versé dans le romantisme allemand, ne lit plus ce livre).
Donc, à l'origine de l'idée saugrenue, il y avait un roman (L'Immortalité) d'un célèbre auteur tchèque s'exprimant désormais dans la langue de Jean Racine (et même, c'est fou, de Thomas Corneille et François Bégaudeau), que nous appellerons ici le méchant Milan (car tel est mon bon plaisir). J'adorais ce livre, et peut-être que je l'aimerais encore mais je n'en sais rien, cela fait trop longtemps que je ne l'ai plus relu.
Dans L'Immortalité, il y a des personnages fictifs qui vivent plus ou moins à l'époque où le roman a été écrit (années 1980) : je me souviens en particulier de deux sœurs, Agnès et Laura. Il y a aussi des personnages "réels" : Johann Wolfgang Goethe, Bettina Brentano et Christiane Vulpius (l'épouse de Goethe — apparemment, il adorait faire l'amour avec elle et l'appelait mein Bettschatz [trésor de mon lit] — voilà pour la minute gossip). Le méchant Milan présente la Brentano comme quelqu'un d'insupportable et semble la détester. Cela m'intriguait, j'ai voulu en savoir plus sur Bettina, et j'ai lu La correspondance de Goethe avec une enfant.
Le texte lui-même est court et pas vraiment passionnant : il s'agit d'un montage de lettres adressées à Goethe et à la mère de Goethe, agrémentées de passages du journal intime de l'auteure. Bettina évoque sa copine la poétesse Caroline von Günderode, qui s'est poignardée sur les rives du Rhin à l'âge de 26 ans (parce que l'homme qu'elle aimait, un professeur de philologie du nom de Friedrich Creuzer, refusait de rompre son mariage pour elle). Le ton général est celui d'une exaltation exagérée flirtant avec la folie.
Comme je disposais d'une édition Pléiade riche d'un appareil critique varié, j'ai lu la notice qu'un certain Jean-Claude Schneider avait aimablement rédigée. (Qu'il en soit ici remercié.) C'était plutôt intéressant. "C'est assurément un étrange personnage que cette Bettina, attirée par les hommes célèbres de l'époque, aimée par certains, vilipendée par d'autres." Le notulographe soulignait son caractère de feu, sa propension au mensonge, et la qualifiait carrément de mythomane. Elle voulut faire croire que Goethe était follement épris d'elle, s'intéressa un temps à la politique, écrivit deux livres où elle dénonçait la misère du prolétariat, demandait la liberté de la presse et prenait la défense des Juifs, des Polonais, des tisserands silésiens (qui s'étaient soulevés sous la pression de la faim) et des insurgés de 1848.
La fascination de Bettina pour les grands hommes est, je crois, ce qui a intéressé le méchant Milan, mais aussi ce qui l'a conduit à la peindre, dans L'Immortalité, sous un jour si antipathique. Il insiste sur la cour effrénée qu'elle faisait à Goethe (à Weimar, elle s'assoit carrément sur ses genoux*, se montre si effrontée que Christiane (Mme Goethe) finit par lui coller une bonne gifle).
Bettina venait d'une bonne famille (c'était une "jeune patricienne") ; son papa, monsieur Brentano, riche marchand et "infernal mâle italien", procréa en tout vingt enfants. Sa maman, Maximiliane de La Roche, fut un amour de jeunesse de Goethe (il y a un truc un peu "œdipien" là, non ?). Un de ses nombreux frères devint le poète Clemens Brentano. Bettina ne fréquentait que la crème de la crème : elle fit la lecture quotidiennement à Ludwig Tieck [un des pères fondateurs du romantisme] pendant un séjour à Munich, épousa le poète Achim von Arnim (ils eurent sept enfants, dont un fils au beau prénom qui se noya à l'âge de 18 ans), organisa une rencontre entre Goethe et Beethoven (un échec, à cause de la surdité de Ludwig)**, fréquenta Schleiermacher [père de la théologie protestante moderne] dont elle adorait les sermons, rencontra Marx aux bains de Kreuznach et fut même condamnée à deux mois de prison (à cause de ses opinions politiques hautement subversives et pro-démocrates) ; à la fin de sa vie, elle semblait aimer les hommes beaucoup plus jeunes qu'elle.
En fait, le méchant Milan n'aime pas Bettina parce que, pour lui, elle était assoiffée d'immortalité, voulait absolument passer à la postérité et, pour cela, s'est entourée d'homme célèbres — alors qu'en fait elle se fichait pas mal de l'art, de la littérature et de la misère des tisserands silésiens. On pourrait imaginer ce que Bettina aurait été si elle avait vécu à l'époque des mass media : une comédienne sans grand talent s'enthousiasmant pour des causes humanistes et fréquentant les têtes pensantes les plus profondément tourmentées, ou peut-être une présentatrice de télévision à la fois populaire et subversive qui orchestrerait la rencontre de géants de l'art que tout oppose ? Je raconte n'importe quoi.
* voir ci-dessous
** à prendre avec des pincettes
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Elle s'assit sur ses genoux le jour même de leur première rencontre en 1807, si du moins l'on en croit le récit qu'elle a elle-même donné plus tard : elle s'était d'abord installée sur le sofa en face de Goethe ; avec une tristesse de circonstance, il parlait de la duchesse Amélie décédée quelques jours auparavant. Bettina dit qu'elle n'en avait rien su. "Comment ? s'étonna Goethe, la vie à Weimar ne vous intéresse pas ?" Et Bettina : "Rien ne m'intéresse sauf vous-même." Tout en souriant à la jeune femme, Goethe prononça cette phrase fatale : "Vous êtes une charmante enfant." Dès qu'elle entendit le mot "enfant", Bettina sentit tout son trac se dissiper : "Je ne peux rester sur ce sofa", dit-elle en sautant sur ses pieds. "Mettez-vous donc à votre aise", dit Goethe, et Bettina courut l'enlacer et s'assit sur ses genoux. Elle dut y éprouver une telle sensation de confort que, serrée contre lui, elle ne tarda pas à s'assoupir. (pages 92-93, "Folio")
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{Kundera, Milan, Nesmrtelnost, 1993 --- L'Immortalité, traduit du tchèque par Eva Bloch, 1990}
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