La semaine passée, nous avions une invitée charmante qui m'a gentiment laissé un best-seller suédois au titre interminable, que je n'ai pas encore lu (j'hésite un peu, je ne suis pas sûre que ça va me plaire). Elle est partie samedi après-midi avec deux jeunes backpackers aux cheveux blonds ébouriffés, dans un quatre-quatre équipé de pare-buffles et d'un tuba.
Samedi soir, j'ai relu Une femme d'Annie Ernaux. J'adore ce livre si beau et dépouillé, qui m'a fait pleurer à chaudes larmes. Au-delà du côté poignant, ce texte fourmille de remarques intéressantes et qui sonnent toujours très juste, comme celle-ci par exemple :
Je me suis mise à mépriser les conventions sociales, les pratiques religieuses, l'argent. Je recopiais des poèmes de Rimbaud et de Prévert, je collais des photos de James Dean sur la couverture de mes cahiers, j'écoutais La mauvaise réputation de Brassens, je m'ennuyais. Je vivais ma révolte adolescente sur le mode romantique comme si mes parents avaient été des bourgeois. Je m'identifiais aux artistes incompris. Pour ma mère, se révolter n'avait eu qu'une seule signification, refuser la pauvreté, et qu'une seule forme, travailler, gagner de l'argent et devenir aussi bien que les autres. D'où ce reproche amer, que je ne comprenais pas plus qu'elle ne comprenait mon attitude : "Si on t'avait fichue en usine à douze ans, tu ne serais pas comme ça. Tu ne connais pas ton bonheur." Et encore, souvent, cette réflexion de colère à mon égard : "ça va au pensionnat et ça ne vaut pas plus cher que d'autres."
A certains moments, elle avait dans sa fille en face d'elle, une ennemie de classe.
ou celle-ci :
Mon mari et moi, nous avions le même niveau d'études, nous discutions de Sartre et de la liberté, nous allions voir L'Avventura d'Antonioni, nous avions les mêmes opinions politiques de gauche, nous n'étions pas originaires du même monde. Dans le sien, on n'était pas vraiment riche, mais on était allé à l'université, on s'exprimait bien sur tout, on jouait au bridge. La mère de mon mari, du même âge que la mienne, avait un corps resté mince, un visage lisse, des mains soignées. Elle savait déchiffrer n'importe quel morceau de piano et "recevoir" [...].
A l'égard de ce monde, ma mère a été partagée entre l'admiration que la bonne éducation, l'élégance et la culture lui inspiraient, la fierté de voir sa fille en faire partie et la peur d'être, sous les dehors d'une exquise politesse, méprisée.Une femme est un ouvrage très bref, qui peut se lire en une heure environ. Cela vaut la peine de lire, juste après ou avant, La place, livre parallèle qui porte sur le père d'Annie Ernaux. Sans doute un peu moins fort (parce que, peut-être, le rapport l'était aussi moins) mais tout autant intéressant comme portrait d'un homme et d'un père, et comme réflexion sur l'ascension sociale de l'enfant qui installe une distance douloureuse avec les parents.
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Ernaux, Annie, Une femme, Gallimard, 1987 -- La place, Gallimard, 1983
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