21/03/2010

A propos de Diary of a Bad Year : l'émigration intérieure et l'anarchisme pessimiste quiétiste


En général, je n'ai rien de très intéressant à dire sur les livres que je lis ; j'essaie quand même d'en parler ici pour ne pas tout oublier, stimuler mon cerveau et m'exercer à écrire. Le problème étant que j'ai toujours été nulle pour argumenter, expliquer pourquoi ceci me plaît et cela pas. Quand je repense aux dissertations et aux commentaires composés, quelle horreur ! Enfin, cela a peut-être été utile.

Pourtant, j'ai des goûts assez marqués qui, je le crains, confinent parfois à une certaine intolérance. Par exemple, je n'ai jamais compris tout ce tintouin à propos de Camus (avec tout le respect qui lui est dû, et je m'excuse auprès de ses amateurs :  je voudrais qu'on m'explique ce qu'il y a de si génial dans L'Étranger). Dans le même genre il y a aussi Malraux (La condition humaine, c'est lourd non ?), Aurélien d'Aragon (qu'est-ce qu'ils ont tous avec ce livre ? mais j'aime Les ponts de Cé), Céline qui écrit d'une façon tellement horripilante (des points de suspension partout et de l'argot mélangé à des métaphores précieuses, ça me donne mal à la tête). J'adore en revanche Les Confessions de Rousseau (une lecture fascinante à plus d'un titre), Balzac, Théophile Gautier, Barbey d'Aurevilly le Grand Réactionnaire, et puis je ne déteste pas Zola (ouh, la honte). Ce qui me fait penser à ce passage de Diary of a Bad Year.
I read him [Tolstoy] with an uneasy, even shamefaced absorption, just as (I now believe) the formalist critics who held sway in the twentieth century continued in their spare time to read the masters of realism: with guilty fascination (Barthes' own anti-theoretical theory of the pleasure of reading was, I suspect, put together to explain and justify the obscure pleasure that Zola gave him). (page 150, "Vintage Books")
Comme c'est gai d'imaginer d'arrogants et dogmatiques théoriciens structuralistes, obsédés par les tableaux à double entrée, éprouvant un plaisir coupable à lire les grands auteurs réalistes du XIXe !

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Vers la fin de Diary of a Bad Year, le Señor C invite ses voisins Alan et Anya à dîner (il leur sert de la caille rôtie mais se contente d'une tartelette au tofu et à la courge butternut). Le Señor C est un vieil écrivain solitaire ayant immigré d'Afrique du Sud en Australie (comme son créateur, avec qui il partage en outre quelques autres points communs — mais que les choses soient  claires,  Señor C ≠ Coetzee). Alan exerce la profession d'investment consultant, c'est un cynique, un spécialiste des zones d'ombre. Anya est belle (mais pas seulement) et possède une garde-robe étendument proportionnelle à sa beauté (ça fait un peu cliché mais en fait ce personnage est très intéressant, et même sympathique).  Elle a rencontré le Señor dans la buanderie de leur immeuble. Ce jour-là, elle portait une robe rouge tomate. Plus tard, il lui a demandé si elle pouvait se charger de dactylographier les essais sur lesquels il travaillait. Elle a accepté.
At first I was just supposed to be his segretaria, his secret aria, his scary fairy, in fact not even that, just his typist, his tipitista, his clackadackia. (28) [On remarquera comme cette jeune femme est douée avec les mots.]
Ces essais sont inclus dans Diary of a Bad Year et en constituent la majeure partie. Ils forment une série de commentaires aussi astringents que le jus de citron, portant sur une grande variété de sujets : les origines de l'État, l'anarchisme, la démocratie, le terrorisme, la honte, la malédiction, la pédophilie, la gauche et la droite, la probabilité, la vie après la mort, la musique... Dans le cadre d'une  page  s'entrelacent deux ou trois narrations parallèles : les essais du Señor, des passages de son journal intime et de celui d'Anya. Évidemment, les fils sont emmêlés : les journaux sont un peu comme des notes de bas de page glosant les essais, les discutant, exposant leur écriture. C'est là que se déroule l'histoire proprement dite :  les personnages se rencontrent, confrontent leurs points de vue, se disputent, s'observent, s'invitent à dîner.

Un des thèmes majeurs des essais est le pouvoir (politique). Le Señor pense que nous (citoyens d'États dits démocratiques) l'avons définitivement perdu.
It is hardly in our power to change the form of the state and impossible to abolish it because, vis-à-vis the state, we are, precisely, powerless. In the myth of the founding of the state as set down by Thomas Hobbes, our descent into powerlessness was voluntary: in order to escape the violence of internecine warfare without end (reprisal upon reprisal, vengeance upon vengeance, the vendetta), we individually and severally yielded up to the state the right to use physical force (right is might, might is right), thereby entering the realm (the protection) of the law. [...] What the Hobbesian myth of origins does not mention is that the handover of power to the state is irreversible. The option is not open to us to change our minds, to decide that the monopoly on the exercise of force held by the state, codified in the law, is not what we wanted after all, that we would prefer to go back to a state of nature. We are born subject. From the moment of our birth we are subject. One mark of this subjection is the certificate of birth. The perfected state holds and guards the monopoly of certifying birth. Either you are given (and carry with you) the certificate of the state, thereby acquiring an identity which during the course of your life enables the state to identify you and track you (track you down); or you do without an identity and condemn yourself to living outside the state like an animal (animals do not have identity papers). Not only may you not enter the state without certification: you are, in the eyes of the state, not dead until you are certified dead; and you can be certified dead only by an officer who himself (herself) holds state certification. (pages 3-4)
Face à cette perte, trois choix lui semblent possibles : la servitude, la révolte et "the way of quietism, of willed obscurity, of inner emigration." (12)

Pour finir :
If I were pressed to give my brand of political thought a label, I would call it pessimistic anarchistic quietism, or anarchist quietistic pessimism, or pessimistic quietistic anarchism: anarchism because experience tells me that what is wrong with politics is power itself; quietism because I have my doubts about the will to set about changing the world, a will infected with the drive to power; and pessimism because I am sceptical that, in a fundamental way, things can be changed. (Pessimism of this kind is cousin and perhaps even sister to belief in original sin, that is, to the conviction that humankind is imperfectible.) (203)
Hormis le fait que ce livre est si intelligent et bien écrit qu'il semble que pas un mot n'y soit de trop, j'étais très contente d'y trouver une foule de réflexions exprimées si clairement et lumineusement et méticuleusement qu'elles favorisent la défossilisation cérébrale ; et puis même (et ça peut paraître étonnant), quelque chose de positif (un espoir (ténu) dans la valeur de la pensée et de l'humanité, aussi imparfaites soient-elles).

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{Coetzee, JM, Diary of a Bad Year, 2007 --- Journal d'une année noire, traduit de l'anglais (Afrique du Sud) par Catherine Lauga du Plessis, Paris, Seuil, 2008}

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