En attendant, j'ai lu l'introduction de David Hawkes, et c'était vraiment bien. Ce sinologue éminent est également l'auteur de la traduction, adorable et délicieuse. C'est à lui que je dois toute la (modeste) science que je vais exposer ici-même.
Cao (prononcer tsao) Xueqin* mourut en 1763. La première édition imprimée de son roman parut en 1792, quasiment trente ans plus tard. Entre-temps, des copies manuscrites et annotées circulaient dans l'aristocratie pékinoise ; si elles pouvaient parfois différer, toutes s'intitulaient Histoire de la Pierre et s'arrêtaient brutalement au chapitre 80, à la grande frustration de leurs lecteurs.
En 1792, donc, parut une version achevée en 120 chapitres, éditée par Gao E et Cheng Weiyuan. Réimprimée maintes fois, elle devint un succès public et fit oublier les versions en 80 chapitres. Celles-ci furent redécouvertes au XXe siècle -- et après toutes sortes de péripéties philologiques, il apparaît aujourd'hui que les quarante chapitres supplémentaires furent sans doute écrits par un proche de Cao, et non par Gao E l'éditeur. Par contre, c'est lui qui choisit d'appeler le roman Hong lou meng (Le rêve dans le pavillon rouge) plutôt que Shitouji (Histoire de la pierre), Hong lou meng étant le quatrième titre proposé par Cao dans le premier chapitre de son roman (chapitre introductif donc, qui présente au lecteur l'origine du texte).
Hong lou meng fait référence aux maisons des patriciens, dont les murs extérieurs étaient rouges, alors que ceux des gens ordinaires étaient gris. Plus spécifiquement, c'est aussi une allusion aux demeures des jeunes filles de bonne famille, très nombreuses dans ce roman dont le personnel narratif est fortement féminisé (un peu comme l'éducation nationale). Shitouji se réfère à l'origine du texte, telle qu'exposée dans le chapitre un : une longue inscription sur une pierre magique, recopiée par le moine Vanitas, qui est aussi la pierre de jade de Bao-yu, héros du roman.
Tout ça à un côté "À l'ombre des jeunes filles en fleur", non ?
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Cao vécut sous les Qing (une dynastie mandchoue -- les Mandchous sont un peuple toungouze parlant une langue ouralo-altaïque -- qui renversa les Ming et prit le pouvoir en 1644). Il était poète et peintre de rochers. Bien qu'issu d'une famille fortunée, il mourut pauvre. Il semble qu'il aimait boire (surtout du vin de Shaoxing, avec lequel, ça vous intéressera sûrement de le savoir, on prépare le poulet ivre). Son grand-père Cao Yin était "commissaire aux textiles" à Nankin, ce qui consistait à gérer les manufactures de soie, acheter les matières premières et acheminer les produits finis vers la Cour impériale à Pékin. Bref, c'était un homme de pouvoir, riche et important ; après sa mort, vinrent le déclin et la chute de son clan. Cao Xueqin connut donc une enfance riche et protégée, jusqu'à ce que sa famille perdît la faveur impériale. De là vient, sans doute, l'aspect nostalgique de son œuvre, l'accent qu'il met sur l'impermanence de la vie, le rêve, la fiction, l'illusion, le miroir.
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Il apparaît probable que Cao avait en fait terminé son roman ; mais sa fin, peut-être parce qu'elle présentait de manière trop poignante la ruine d'une famille aristocratique consécutive à la défaveur de l'Empereur, fut "remplacée" par la version d'un proche, plus "politiquement correcte", et c'est celle-là malheureusement qui parvint entre les mains de Gao E.
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David Hawkes explique qu'une fiction créée à partir des expériences personnelles de l'auteur, et qui accorde une telle importance à l'aspect psychologique -- choses qui nous paraissent banales -- était tout à fait surprenante et inconnue dans la littérature chinoise de l'époque. Cao fut sans doute plus influencé par le théâtre et la peinture que par la prose.
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{Hawkes, David, introduction à The Story of the Stone, volume I The Golden Days, London, Penguin Books, "Penguin Classics", 1973, p. 15-46}
Hong lou meng fait référence aux maisons des patriciens, dont les murs extérieurs étaient rouges, alors que ceux des gens ordinaires étaient gris. Plus spécifiquement, c'est aussi une allusion aux demeures des jeunes filles de bonne famille, très nombreuses dans ce roman dont le personnel narratif est fortement féminisé (un peu comme l'éducation nationale). Shitouji se réfère à l'origine du texte, telle qu'exposée dans le chapitre un : une longue inscription sur une pierre magique, recopiée par le moine Vanitas, qui est aussi la pierre de jade de Bao-yu, héros du roman.
"The frequent use of dream imagery in this novel, says the younger brother [Cao's], is due to the fact that the glittering, luxurious world of his youth which the author was attempting to recall in it had vanished so utterly by the time he came to write it that it now seemed more like a dream or mirage than something he had experienced in reality. But he also tells us that the book originally grew out of his brother's desire to write something about the numerous girls who had surrounded him in his youth." (20)
Tout ça à un côté "À l'ombre des jeunes filles en fleur", non ?
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Cao vécut sous les Qing (une dynastie mandchoue -- les Mandchous sont un peuple toungouze parlant une langue ouralo-altaïque -- qui renversa les Ming et prit le pouvoir en 1644). Il était poète et peintre de rochers. Bien qu'issu d'une famille fortunée, il mourut pauvre. Il semble qu'il aimait boire (surtout du vin de Shaoxing, avec lequel, ça vous intéressera sûrement de le savoir, on prépare le poulet ivre). Son grand-père Cao Yin était "commissaire aux textiles" à Nankin, ce qui consistait à gérer les manufactures de soie, acheter les matières premières et acheminer les produits finis vers la Cour impériale à Pékin. Bref, c'était un homme de pouvoir, riche et important ; après sa mort, vinrent le déclin et la chute de son clan. Cao Xueqin connut donc une enfance riche et protégée, jusqu'à ce que sa famille perdît la faveur impériale. De là vient, sans doute, l'aspect nostalgique de son œuvre, l'accent qu'il met sur l'impermanence de la vie, le rêve, la fiction, l'illusion, le miroir.
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Il apparaît probable que Cao avait en fait terminé son roman ; mais sa fin, peut-être parce qu'elle présentait de manière trop poignante la ruine d'une famille aristocratique consécutive à la défaveur de l'Empereur, fut "remplacée" par la version d'un proche, plus "politiquement correcte", et c'est celle-là malheureusement qui parvint entre les mains de Gao E.
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David Hawkes explique qu'une fiction créée à partir des expériences personnelles de l'auteur, et qui accorde une telle importance à l'aspect psychologique -- choses qui nous paraissent banales -- était tout à fait surprenante et inconnue dans la littérature chinoise de l'époque. Cao fut sans doute plus influencé par le théâtre et la peinture que par la prose.
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*Le pinyin, système de transcription en alphabet latin de la langue chinoise adopté par la RPC depuis 1958, est parfois assez fâcheux dans la mesure où les consonnes n'y correspondent pas toujours à ce qu'on attend ; par exemple, {r} se prononce {j}, {x} rappelle le {ch} allemand comme dans ich, {q} comme tchèque, mais mouillé (ou palatalisé, si vous préférez).
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{Hawkes, David, introduction à The Story of the Stone, volume I The Golden Days, London, Penguin Books, "Penguin Classics", 1973, p. 15-46}